La musique intemporaine

Chronique mortuaire de la musique contemporaine

Une musique naquit il y a soixante ans en réponse au deuil général que l’Occident fit porter par ses arts en pénitence du mal radical qu’il avait enfanté à Auschwitz.

Porter le deuil, c’est bannir, pour s’en guérir, toute trace – et jusqu’à la grimace – d’émotions. C’est croire qu’un code sévère et sévèrement appliqué pourrait remplir le vide créé par ce bannissement. C’est détailler ce code au point d’oublier et le deuil et sa raison d’être.

La série généralisée, la pensée combinatoire, l’absolutisme de la forme furent les vertus cardinales que ce deuil arborait. Non sans arrogance. Car si toute expression de soi était flagellée, au moins cet exercice – renoncer aux plaisirs désormais obsolètes du bas monde musical – donnait-il accès à une jouissance inédite : s’affranchir de l’histoire sonore de l’humanité, c’est-à-dire in fine quitter, par la visée d’un langage enfin pur, le monde des mortels.

Cette musique, enfant naturel d’un structuralisme omniprésent, était rivée au destin des sciences humaines, alors en plein essor, dont l’expansion se fit bien souvent au détriment du second terme de leur appellation. C’est dire qu’il fallait qu’en elle rien n’échappât au principe de cohérence d’un langage-système dont l’analyse absolutiste en était comme le triomphe.

Si le pendule de la musique savante avait mystérieusement et harmonieusement depuis des millénaires oscillé entre Dionysos et Apollon, entre ascèse et jouissance, entre l’Esprit et la Lettre, entre l’épanchement et la rétention, entre la douceur et la douleur, entre la matière et la volonté, entre la dévotion et l’imprécation, le milieu du XXe siècle vit un ordre supérieur advenir, désaffectant les affects, évacuant la glaise dont nous sommes faits.

Mais les lendemains qui eussent chanté cette musique furent littéralement frappés d’aphonie. À cette musique gavée de langage, c’est le mutisme du silence de la partition qui seyait le mieux en une victoire du visible sur l’audible, apothéose du lisible insonore. Aussi, amnésique, volontaire et muet par nécessité, ce deuil frôlait la perfection.

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Si l’appellation peu contrôlée de musique contemporaine désigne à coup sûr un champ bien plus vaste que la constellation de la série et de ses avatars, il n’en reste pas moins qu’elle en constitue le plus puissant paradigme. Ne fût-ce que par la place institutionnelle qu’elle conquit de haute lutte au sein d’un territoire délimité par des attitudes qui, bien qu’hétérodoxes, présentent néanmoins des constantes : rapport conflictuel et paradoxal au passé déclinant toutes les figures de l’amour-haine, exacerbation du discours critique manipulant la doxologie ou l’excommunication, goût prononcé et tapageur de la provocation qui n’est pas l’enfance de l’art mais plutôt son adolescence, ralliement idéologique tenu pour de l’engagement.

Qu’on les regrette ou qu’on s’en gausse, ces comportements, largement partagés par les innombrables castes désignées par l’appellation générique « musique contemporaine » ont vécu. L’avant-garde s’est démilitarisée, ses vétérans fatigués de marcher en tête mais néanmoins au pas de tous les cortèges de l’agitation, qu’ils célébrassent le progrès en art ou la mort de celui-ci.

La musique intemporaine peut à nouveau naviguer sans honte sur la mer intérieure. Rechercher l’intimité du moi, son irréductible visage, et tenter de le dire. Je la vois comme une parole (au sens saussurien) là où on la voulait langage. Cette musique peut parler une langue à la fois enfouie en nous et à venir. Elle peut être la vie même de la vie et trouver les sons pour la dire. Elle peut s’adonner sans pathos à l’épanchement de toutes les parts d’ombre que l’ère de la communication réfute. Elle donne à entendre loin de toutes les certitudes qu’il y a quelque chose à écouter. Elle peut sans dogme nous faire entendre raison : la raison du cœur. Elle peut à nouveau inventorier les émois, en inventant leurs sons comme on découvre un gisement : le trouver, c’est le recevoir.

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La musique intemporaine se reconnaît des fraternités multiples par-delà les époques et les genres. Le folklore imaginaire d’aujourd’hui a la taille de l’univers ; il peut s’abreuver aux sources fécondes des musiques du monde dont les richesses résistent à la world music, à celles des musiques populaires occidentales qui connaissent un trajet – le parler sériel le nommerait, aux deux sens du terme, une rétrogradation – inverse à celui de la musique savante dominante qui en est arrivée à pulvériser les piliers rythmiques et mélodico-harmoniques quand la sphère de la musique de masse assène l’hyper-binarisation et la monomanie mélodique mais offre aussi de fabuleuses échappées, notamment timbrales, dans le monde de l’électro. De tout temps, le substrat populaire fut le soubassement naturel des musiques les plus élaborées. La musique intemporaine peut trouver la juste sublimation du genre mineur par le savant, loin de la morgue méprisante et incapable de discerner dans le vivier populaire les trésors qui y sont celés, loin aussi de la complaisance empressée de rallier la séduction à tout prix, y compris celui de la plus parfaite vulgarité.

Qu’elle soit d’ordre naturaliste ou mystique, l’observation du son est une pratique fondatrice et bouleversante. Observer le son comme on observe des lois, comme on observe le ciel, comme on observe le silence.

Nourrie par un savoir éclectique, puisé à la matière même du son, glané en d’autres temps, en d’autres lieux, au gré des échauffourées avant-gardistes ou au fil de la tradition, la musique intemporaine n’arbore jamais le rictus de l’omnipotence et reconnaît la part d’imprévus qui la gouverne. Elle sait rendre sa place au corps du musicien trop souvent réduit au rôle de petite main de la production sonore. Le taylorisme appliqué à la musique contemporaine a en effet funestement divisé l’agir musical en séparant toujours plus nettement la pensée créatrice de sa réalisation sonore. Au point d’engendrer des musiciens mutants : compositeurs manchots ou interprètes analphabètes. Pour qui n’a pas mis la main à la pâte sonore, quel peut-être le levain de la pensée ?

La musique intemporaine est, au sens étymologique, une parole, c’est-à-dire une parabole disant la vie du son, les sons de la vie. Elle divulgue une rhétorique infinitésimale, infralangagière, incorporée et dans le même temps désincarnée. Cette musique comme assonance de notre être et du monde permet le battement de l’un par l’autre.

La musique intemporaine temporise l’éternité. Elle ne veut rien dire mais le dit bien et celui qui l’écoute s’écoute.

 

Jean-Paul Dessy

Paru sous titre « Le Deuil et l’Innomée » in « La Création après la musique contemporaine », ouvrage collectif, sous la direction de Danièle Cohen-Lévinas, L’Harmattan, Paris, 1999.

Agenda

CompositeurSon et méditationVioloncelliste02/11/2024 19:00

Concert-rencontre au Centre d’Art et Spiritualité de Sens fondé par Hélène Tysman

| Centre d'Art et Spiritualité de Sens (Bourgogne 89) | Jean-Paul Dessy
Chef d'orchestre08/11/2024 20:00

Concert-performance circassienne dans le cadre du Festival Artonov proposant des oeuvres de Stravinsky et de Martin Loridan en collaboration avec le Conservatoire Royal de musique de Bruxelles et l’Ecole supérieure des arts des cirque de Bruxelles

| Octuor à vent du conservatoire de Bruxelles | En savoir+
Son et méditationVioloncelliste09/11/2024 12:00 > 10/11/2024 16:00

Atelier Son et méditation dans le cadre du Forum A Ciel Ouvert

| Centre des Congrès Aix-les-Bains | Jean-paul Dessy | En savoir+
Compositeur17/11/2024 11:00

Philia pour violoncelle seul par Pierre Fontenelle dans le cadre du Brussels Cello Festival

| Flagey Studio 1 | Pierre Fontenelle Violoncelle | En savoir+
Compositeur18/11/2024 20:00

Création de DSCH, Sonate pour alto et piano, par Maxime Désert, alto, et Mariane Marchal, piano. Dans le cadre du Festival Ars Musica.

| Centre Culturel d'Uccle | Maxime Désert, Alto et Mariane Marchal, piano

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